CHAPITRE VI

 

«Qu’est-ce qu’un être humain ? Ce n’est en fin de compte que l’expression d’un génotype et d’un environnement socioculturel. Nous résultons de la conjugaison de l’hérédité de notre lignée d’ancêtres, de l’éducation donnée par notre milieu et des événements divers que nous avons subis. Ainsi l’individu n’a-t-il dans l’absolu aucune existence réelle ; chaque homme est seulement une des manifestations de cette entité complexe et mouvante nommée humanité.

« Les fautes commises par les autres, nous pouvons les pardonner, et si le pardon est impossible, nous pouvons les venger, car elles sont aisément rattachables à la notion illusoire et relative d’individu. Mais lorsque nul pardon n’est envisageable pour celles que nous avons nous-mêmes perpétrées, puisque notre chair et notre esprit ne nous appartiennent pas en propre, c’est contre l’humanité entière que se tournera notre désir de vengeance.

« Imaginez un homme en proie à un semblable calvaire : en paiement de ses fautes, il sera habité d’une haine froide envers tous ses semblables, à jamais…

« Mais s’il peut un jour se libérer de cette malédiction, cela signifiera alors que chaque homme, en plus de ce corps et de cet esprit qui ne sont que des rejets de la souche de l’humanité, reçoit en partage quelque chose d’unique, quelque chose qu’il est le seul à posséder et qui le délivrera de ses tourments, quelque chose qui s’appelle une âme. »

 

Au commencement était la pensée, Ozan Rimith

 

Depuis longtemps déjà, la nuit était sur Fayano Bundadaya. Stanley continua son récit, et pour la première fois, Aoni sentit dans sa voix une petite pointe de chaleur ; mais cela ne dura qu’un instant :

— Un jour, au cours de mes déplacements incessants, je découvris une vallée magnifique, au fond de laquelle serpentait une rivière d’eau claire. La végétation était moins touffue, moins vorace qu’ailleurs ; pourtant, la nourriture abondait. Je décidai de rester quelque temps à cet endroit. Cependant, à certains indices infaillibles, je savais que quelqu’un d’autre s’y était installé avant moi. Rapidement, je trouvai l’emplacement de sa hutte, et le chemin qu’il suivait pour aller prendre de l’eau à la rivière. Je m’embusquai sur les branches basses d’un arbre situé le long de cette piste, et j’attendis sa venue, décidé à le tuer afin de pouvoir jouir paisiblement de la magnifique vallée. A son passage, je me laissai tomber sur son dos et le jetai à terre ; les bras encombrés par ses calebasses, il ne pouvait se défendre. Je saisis ses cheveux et m’apprêtai à lui planter mon poignard dans la gorge, lorsque je vis son visage : c’était une femme…

« Les trois années de peur et de solitude que j’avais connues sur Sirdan n’avaient pas alors détruit complètement le besoin qu’un homme ressent de la compagnie de ses semblables ; et puis j’avais dix-sept ans, et jamais je n’avais touché une femme jusque-là… Mon désir d’affection et d’amour physique furent en cet instant plus forts que le monstrueux réflexe de tueur appris dans la jungle de la planète-prison… Je l’ai simplement désarmée, et j’ai rengainé mon poignard. Puis je lui ai ordonné, en orusien, de venir avec moi jusqu’à sa hutte. Je me souviens que j’ai eu de la peine à articuler une phrase ; ça faisait si longtemps que je n’avais parlé à quelqu’un d’autre… »

Un pâle sourire éclaira brièvement le visage de Stanley.

— Elle était grande et belle, avec ses épaules fortes, ses hanches pleines et ses seins épanouis. Elle avait de longs cheveux sombres aux reflets de cuivre, une peau claire et douce, un visage aux joues fraîches et aux traits délicats… Et ses yeux… Ils étaient de ce gris aux reflets verts qu’ont parfois les perles des mers de Sidarth Rondaïl. Une fois dans son abri, je lui ai arraché ses vêtements, je l’ai allongée de force sur le sol, et je l’ai prise, brutalement, maladroitement… Elle a eu mal, et moi, je n’ai pas vraiment ressenti de plaisir ; mais comment aurais-je pu être capable de délicatesse, après trois ans passés à fuir mes semblables ou à les assassiner ?…

« J’ai eu honte, après, et je suis resté près d’un mois sans oser l’approcher. Elle n’a pas manifesté de rancune à mon égard ; au contraire, je crois qu’elle m’était reconnaissante de ne pas l’avoir tuée. Et puis elle voyait bien que je regrettais mon attitude. Elle n’a pas cherché à s’échapper. Je l’aurais rattrapée, de toute façon, mais elle ne semblait pas avoir envie de me fuir. Je partais chasser, elle allait cueillir des fruits et prendre de l’eau à la rivière, et nous nous retrouvions toujours à sa hutte. Au début, nous parlions très peu, comme s’il nous avait fallu réapprendre à communiquer.

« Au bout de quelque temps, j’ai su son histoire. Elle était faminor, et son époux avait été impliqué dans une révolte contre les Thorgs. L’empereur l’avait fait exécuter, avec beaucoup d’autres rebelles. Elle avait été déportée sur Sirdan, et sa fille de deux ans était morte pendant le voyage. Depuis six mois, elle avait réussi à survivre dans cette vallée où la vie était plus douce qu’ailleurs. Elle avait vingt et un ans, et avait été mariée jeune à un homme qu’elle n’aimait pas mais qui semblait avoir été un brave type ; elle avait beaucoup souffert de sa mort et de celle de sa fille. Elle avait découvert par hasard la vallée, où elle vivait depuis le début de sa déportation ; il n’y avait qu’un accès à cet endroit, car la rivière s’encaissait profondément entre des versants abrupts. Seul un passage étroit, le long d’une petite cascade, où la pente était moins forte, permettait de descendre dans la vallée. Le destin m’avait conduit jusqu’à ce chemin dissimulé sous la profusion de la jungle de Sirdan. J’étais le seul, après elle, à l’avoir trouvé, si bien qu’elle n’avait jamais eu besoin de tuer un autre humain pour se protéger.

« Peu à peu est née une grande tendresse entre nous. Chacun parlait à l’autre de son pays, de sa famille, de son enfance… Nous préparions ensemble la nourriture, inventions des recettes. Nous avons commencé à bâtir une grande case pour nous loger confortablement… Je me souviens qu’elle riait souvent ; elle avait des dents magnifiques… Elle était prompte à se mettre en colère aussi, pour des riens, pour une tâche de notre vie quotidienne que j’oubliais de faire… Depuis le premier jour de notre rencontre, je n’avais même plus effleuré son corps. Cependant, je la désirais, chaque jour davantage, d’une façon différente de ce besoin sauvage et instinctif que j’avais d’abord ressenti. Mais je me refusais à l’approcher, ayant trop de regrets de m’être conduit aussi stupidement avec cette femme que j’aimais… Et puis un soir, elle s’est avancée vers moi et m’a enlacé ; elle m’a serré très fort, et puis elle s’est déshabillée… Grâce à elle, j’avais réappris l’affection ; ce soir-là, j’ai appris l’amour, et je n’ai jamais plus été maladroit… Elle s’appelait Loreen… Loreen, mon amour…

« J’ai vécu avec elle un an de bonheur extraordinaire au fond de cette vallée perdue. Nous avons construit une maison de bois sur pilotis, au bord de la rivière. Loreen confectionnait des poteries, et des vêtements avec des peaux cousues. J’avais taillé dans un tronc une pirogue avec laquelle j’allais pêcher au milieu du cours d’eau. Nous avions des projets… On parlait de défricher la jungle autour de la maison, de planter des arbres fruitiers, de faire un enclos et d’y apprivoiser de jeunes herbivores sauvages… Des projets ! Nous avions alors oublié où nous étions… Et puis nous avons eu un fils, et nous l’avons appelé Till en souvenir de mon père adoptif, parce qu’il avait les mêmes yeux d’un bleu très clair.

« Une fois encore, le destin s’est montré cruel avec moi, en me laissant être heureux aussi longtemps… Le rêve s’est évanoui un jour, et il m’a fallu revenir à la réalité qui ne se préoccupe pas, elle, des songes d’avenir de deux jeunes fous… Un traqueur a fini par trouver le passage qui menait jusqu’à notre vallée, il a aisément découvert notre maison au bord de l’eau. Loreen gardait notre fils, et moi j’étais allé chasser. Je suis revenu au moment où le traqueur est sorti de la rivière, qu’il avait franchie en se cachant accroché à un tronc d’arbre flottant. Je l’ai atteint d’une flèche au côté alors qu’il grimpait le long d’un des pilotis de notre demeure ; il est retombé dans la rivière et s’est mis à dériver au fil de l’eau, inerte, laissant derrière lui une tramée de sang. A cet instant, j’ai retrouvé tous mes automatismes de tueur… J’ai rattrapé son corps entraîné par le courant, car je le soupçonnais de simplement feindre d’être mort ; j’avais raison, il vivait toujours. Je l’ai achevé en le noyant…

« Tandis que je rejoignais notre maison, la situation m’est apparue clairement. Nous étions trois, trois humains vivant ensemble sur Sirdan, sédentaires… Trois humains dont un bébé… C’était un miracle de n’avoir pas été repérés plus tôt par un traqueur, même en tenant compte de la difficulté d’accès à la vallée ; du haut des versants, on devait certainement apercevoir l’habitation. Notre avenir était simple : soit nous serions tués par un traqueur, car nous étions sédentaires, voyants, donc très vulnérables ; soit une sonde-robot viendrait nous désintégrer lorsque la population de Sirdan deviendrait trop élevée, parce que nous étions trois humains ensemble… C’était juste une question de temps, mais de toute façon, nous étions condamnés, Till, Loreen et moi. J’ai pensé que jamais nous ne pourrions quitter ensemble cette planète maudite. J’ai imaginé des quantités de scènes horribles, Loreen violée et tuée par un traqueur, Till mourant de faim, seul… Je ne sais toujours pas ce qui a motivé ma décision… Etait-ce la plus grande preuve d’amour que je pouvais donner à ma femme et à mon enfant, ou bien était-ce ce monstrueux instinct de survie qui avait grandi en moi pendant ces années sur Sirdan qui m’a soufflé alors que je ne pourrais m’en tirer que seul ? Je suis toujours incapable de répondre à cette question…

« J’ai rejoint Loreen et le bébé dans notre case. Elle m’avait vu achever le traqueur, et elle tremblait convulsivement, comme si elle grelottait de froid. Je l’ai serrée dans mes bras, je l’ai rassurée… Puis je me suis assis, et j’ai réfléchi au moyen de les tuer, elle et mon fils… Je crois que ces instants ont été les plus épouvantables de ma vie, sans comparaison avec les souffrances que j’avais endurées jusque-là ou celles que j’ai connues ensuite. J’ai éclaté en sanglots, comme un enfant ; depuis ce jour, je n’ai plus jamais pleuré… Loreen s’est accroupie près de moi pour me consoler, croyant que c’était la peur qu’elle n’ait été tuée qui me faisait du mal… Oh non, cette peur-là n’était rien, et j’aurais préféré mille fois que le traqueur leur ait ôté la vie à tous les deux ! Mon âme n’aurait alors subi par la suite qu’une douleur intense, mais qui éprouve de la douleur existe, au moins ; au lieu de cela, elle a été anéantie… Car c’est moi, moi qui les ai tués ! J’ai embrassé Loreen, longuement, une dernière fois, j’ai dégainé doucement mon poignard, je lui ai murmuré à l’oreille : Je t’aime, pour toujours… Et je l’ai frappée, en plein cœur… Elle n’a pas souffert, elle est morte très vite. Et puis j’ai pris mon fils dans mes bras, j’ai serré son petit visage contre ma joue mouillée de larmes, et je l’ai tué de la même façon que sa mère… Voilà… Voilà ce que j’ai fait, sur Sirdan… »

Stanley, silencieux, regarda Aoni fixement, et la jeune femme eut très froid, soudain. Les mains du Sven tremblaient, imperceptiblement. Puis il recommença à parler :

— Alors j’ai quitté la vallée, après avoir enterré ma femme et mon fils près de la rivière, et je suis devenu un traqueur… Pendant deux ans, je n’ai cessé de pourchasser mes semblables pour les tuer ; je ne sais même plus combien de meurtres j’ai commis au cours de cette période… Je ne ressentais pas de haine, pas de colère, rien… J’avais seulement besoin de tuer, comme on a besoin de manger et de dormir. Et puis un jour, j’ai entendu le même hurlement déchirant que lors de mon arrivée sur Sirdan, et dans le ciel, j’ai vu grossir un insecte de métal luisant… La sonde-robot s’est approchée de moi, très vite, et elle s’est immobilisée, à quelques mètres au-dessus de ma tête. Je me souviens que je n’avais pas peur ; je pensais seulement que j’avais éliminé toute vie humaine à des lieues à la ronde, et que par conséquent le robot ne me ferait rien. Et je me suis mis à rire, d’un rire de dément… La sonde m’a décoché un rayon étourdisseur, et j’ai perdu connaissance. Lorsque j’ai rouvert les yeux, j’étais sanglé sur la couchette anti-g d’un vaisseau ; d’autres hommes étaient attachés comme moi sur des couchettes… Une voix nous a parlé, et je l’ai reconnue, cette voix monocorde, neutre, inhumaine : c’était celle que j’avais entendue, six ans plus tôt, avant d’être débarqué :

« Votre peine est terminée. Dans sa très grande clémence, lempereur Daraugas III a décidé de faciliter votre réinsertion sociale ; aussi allez-vous être acheminés vers le camp d’entraînement de la garde impériale, près de Rangos. Grâce à la formation militaire que vous y recevrez, vous pourrez avoir l’honneur d’appartenir à la glorieuse armée thorg. Longue vie à l’empereur ! »

« Je croyais avoir appris sur Sirdan tout ce que l’on peut savoir sur les moyens de tuer et de ne pas être tué, avoir acquis une rage de survivre absolue et une indifférence totale devant la mort. Mais les possibilités de l’homme ne connaissent nulle limite… Après avoir tué moi-même les deux seuls êtres que je pouvais aimer, il m’était devenu impossible de souffrir moralement ; j’avais épuisé toutes mes larmes et toute ma peine, et j’étais aussi froid que les neiges éternelles du Limbu. Pourtant, je crois qu’il me restait encore quelques réflexes humains, quelques souvenirs douillets de la tendresse d’Anna, des histoires merveilleuses de Till, des caresses de Loreen et du sourire de mon fils. A vingt ans, j’étais un homme incroyablement dur, mais un homme tout de même, avec encore une petite part vulnérable de douceur et de rêve, un peu de ce qui nous différencie des animaux, à la fois notre faiblesse et notre force ; personne alors ne m’avait jamais appelé requin… »

 

Aoni avait de plus en plus froid. Elle serra fébrilement un pan de la fourrure d’ours autour de ses épaules, mais elle savait que rien ne pourrait empêcher la chaleur de fuir son corps, ni les nausées qui la prenaient de devenir toujours plus fortes… Devant elle, Stanley se métamorphosait : son visage crispé semblait plus maigre, plus blanc, et une épaisse brume grise envahissait à nouveau ses grands yeux. Il poursuivit son discours ; sa voix était laide, froide :

— Lorsque je suis arrivé au camp d’entraînement de Rangos, on m’a lavé, désinfecté, rasé. On m’a donné un paquet de vêtements, des uniformes avec un numéro, car nous étions plus de deux mille avec le même treillis militaire, le même crâne tondu et la même gueule sinistre… Beaucoup venaient de Sirdan, comme moi, et je savais à les voir qu’ils avaient été des traqueurs sur la planète-prison. Au cours des rares échanges de mots que nous avions, j’ai appris que d’autres avaient passé des années dans les geôles souterraines du palais de Daraugas ; certains étaient d’anciens esclaves qui avaient résisté aux conditions effroyables des mines de Gaïnkish sur des mondes désolés ; et il y avait cet homme étrange, nommé Wuotag, voleur et assassin, qui s’était fait arrêter par la police impériale pour avoir voulu détrousser l’ambassadeur des Thorgs sur Orus !

« Je l’ai remarqué tout de suite, ce brigand de la cité interdite, car il était physiquement différent. Nous étions tous maigres, émaciés, mais lui était massif et gras, et il avait un cou épais, énorme, comme un taureau… Je n’ai jamais su de quelle race était Wuotag, mais je crois que c’était un bâtard de guerrier barbare, comme moi, car il avait la corpulence et la force d’un Oglouk sans en posséder la taille ni la pilosité. La caractéristique commune de tous ces hommes emmenés au camp d’entraînement, c’était leur aptitude à survivre. Tous avaient résisté au moins cinq ans dans les endroits les plus épouvantables de l’empire thorg, où un être humain ne tenait en moyenne pas plus de quelques mois. La seule exception était ce gros type chauve qui venait d’Orus, et qui se retrouvait presque par hasard au milieu de tous ces futurs soldats de l’empire. Mais il avait vécu dans le Favel-Tarok et dans la cité interdite, qui n’ont rien à envier à Sirdan en matière d’horreur et de cruauté. Il avait connu dans le grand bidonville une telle peur de la faim qu’il était devenu par réaction presque boulimique et obèse. Malgré son poids, cependant, Wuotag était d’une vivacité stupéfiante, et sa force était colossale…

« Nous vivions dans des baraquements sans fenêtres, humides et sales, infestés d’insectes et de reptiles. Mais des hommes qui avaient supporté l’obscurité et la vermine des cachots impériaux, l’obscurité et la vermine des puits sans fond des mines de cristal, l’obscurité et la vermine de la jungle de Sirdan, pouvaient s’endormir placidement en n’importe quel lieu… Très rapidement, notre entraînement a commencé. Les instructeurs du camp avaient dû être choisis aussi soigneusement que les recrues ; c’étaient tous des brutes sadiques, d’une violence maladive… Au début, les épreuves étaient dures, mais cela pouvait ressembler à un entraînement. Nous devions faire des parcours de combat très éprouvants ; on nous a enseigné des techniques de lutte à mains nues et au poignard. Je me souviens que les instructeurs avaient constamment une arme-laser à la main ; nous les haïssions tellement que nous aurions tenté de les tuer à la moindre occasion… Mais il fallait rester maître de soi. Certains n’en ont pas été capables ; ils sont morts, désintégrés, parce qu’ils avaient esquissé un geste de menace envers un instructeur.

« Peu à peu, les épreuves sont devenues de plus en plus terribles ; il y avait des pièges sur les parcours de combat, les robots d’entraînement tiraient sur nous avec des lasers mortels au lieu d’utiliser des rayons atténués, et nos joutes n’avaient plus pour but de nous perfectionner dans les techniques de lutte mais de nous faire nous entre-tuer… Chaque jour, beaucoup d’entre nous mouraient. Il ne restait que les plus durs, les plus forts… J’ai compris alors qu’on ne nous avait pas emmenés dans ce camp pour nous entraîner mais pour nous sélectionner ; constamment, je me posais la même question : « Combien serons-nous à la fin ? »

« Je sentais toujours la mort près de moi, comme si nous dansions un étrange ballet, où sans cesse je tentais de me glisser hors de sa portée, où sans cesse elle s’approchait pour m’effleurer. Et puis un jour, elle m’a saisi dans ses bras, et j’ai reçu son haleine en plein visage ; c’est ce jour-là que pour survivre, je suis devenu un requin… »

Au-dehors, la nuit commençait à pâlir. Aoni restait figée, enveloppée dans la grande fourrure d’ours, envoûtée par la voix et le regard froid du Sven.

— Je devais être depuis sept ou huit mois dans ce maudit camp ; il ne restait guère plus de deux cents recrues… Un homme sur dix avait survécu au régime qu’on nous avait imposé. J’avais tué bien des adversaires dans les combats à mort qu’on nous forçait à nous livrer, mais ce jour-là, on m’avait opposé à un géant, un type d’une puissance incroyable, à la stature d’un Balroog… Il paraissait ne pas sentir les coups que je lui décochais. Il m’a pris dans une étreinte de fer, et j’ai compris qu’il allait me broyer le poitrail. Je ne pouvais plus respirer, ma vue se troublait, j’allais perdre connaissance. Alors j’ai senti, tout près de mon visage, la chaleur de sa gorge et les pulsations de son sang dans ses carotides…

« Ce fut un réflexe, un réflexe pour m’accrocher à la vie, une fois encore. J’ai mordu dans ce cou qui s’offrait à moi, sauvagement ; j’ai enfoncé mes dents avec une rage frénétique, déchirant la peau, fouillant la chair, jusqu’à ce qu’un jaillissement de sang chaud emplisse ma bouche… Il s’est écroulé, le colosse, en hurlant. Il a relâché son étreinte et a tenté de repousser ma gueule rouge qui lui dévorait la gorge… Il était vaincu, mais j’ai continué à mordre, à lacérer, et ses cris se sont éteints dans un râle stridulent lorsque je lui ai arraché la trachée. Lorsqu’enfin les soubresauts de son corps ont cessé, je me suis relevé, le visage et la poitrine maculés de sang, des lambeaux de chair pendant encore entre mes dents… J’ai vu le regard de mes compagnons, et dans les yeux de tous ces hommes qui avaient appris à n’avoir plus peur de rien, j’ai lu une terreur sans bornes. C’est à partir de ce jour qu’ils m’ont nommé requin… Depuis, ce nom m’a poursuivi, jusque sur votre planète… »

Stanley resta longtemps silencieux. Dans la cheminée, le feu était mort ; quelques brandons y rougeoyaient encore, gouttes de sang dans la nuit.

— Le camp est ensuite devenu un véritable enfer… On nous imposait des épreuves démentes ; c’est presque incroyable que certains aient pu y survivre. J’ai été enfermé pendant des jours dans une minuscule prison de métal exposée en plein soleil ; on m’a fait traverser une fosse immense garnie de pieux, accroché à un câble, et des instructeurs me frappaient sur les pieds et les mains pour me faire lâcher prise… Il fallait tenir, tenir, recommencer le lendemain malgré nos corps meurtris. Notre hantise, c’étaient les blessures ; il fallait un corps en parfait état de fonctionnement pour avoir l’espoir de sortir de ce cauchemar. Nous étions couverts de meurtrissures, de coupures qui souvent s’infectaient. Mais la douleur seule n’était pas un problème ; ce que nous craignions, c’était d’être invalides… Il y avait parmi les derniers survivants du camp un Marid-Dorth, un petit homme sec et brun à la peau sombre, teigneux, rageur, volontaire. Il s’est fait casser les doigts d’une main par un instructeur au cours de la traversée de la fosse. Il a réussi à tenir le coup pendant près de quinze jours, avec une main valide… Il a même remporté un combat singulier, malgré ses doigts brisés. Il avait une telle âpreté à vivre… Puis c’est devenu trop difficile pour lui. Il est tombé en escaladant une falaise artificielle de béton, lors d’un parcours de combat ; c’était impossible avec une seule main…

« Au bout d’un an, nous n’étions plus qu’une cinquantaine. Wuotag était du nombre ; il paraissait avoir traversé toutes ces épreuves sans vraiment en souffrir, et il était presque aussi gras qu’au début… Un jour, il m’a dit : « Tu sais, requin, ils vont tous crever, ici ; tous… Sauf toi et moi, requin. A la fin, il n’y aura plus que nous deux ; parce que nous sommes les meilleurs… Alors je te tuerai ! »

Ce qui est arrivé ensuite lui a donné tort. Le lendemain, le commandant du camp nous a réunis et nous a expliqué que l’armée impériale avait besoin de nous pour effectuer une action de commando ; il s’agissait de faire sauter le spatioport de Golok-Shadir, qui servait de base militaire à un prince sashivas en guerre contre Daraugas III. Pourtant, je crois toujours que le gros homme avait bien compris le but réel du soi-disant camp d’entraînement de Rangos : un seul homme devait survivre en fin de compte… Dans quel but ? Je l’ignore… Mais Wuotag avait raison : seules les nécessités de la guerre ont amené les Thorgs à utiliser les cinquante derniers survivants pour cette mission. J’ai senti au ton du discours que nous a fait le commandant, à la mine déçue des instructeurs, que la sélection ne s’était pas passée comme elle aurait dû… On nous a expliqué quel serait notre rôle sur Golok-Shadir, on nous a équipés, armés, embarqués sur un vaisseau de guerre, et une navette nous a déposés près de notre cible. Le spatioport était gardé par des mercenaires moog-saïs.

« J’ai vite compris que c’était une mission-suicide, que les Thorgs n’attendaient de nous que la destruction de la base ennemie, qu’il était impossible de nous récupérer une fois notre tâche accomplie… La mort horrible de mes parents adoptifs, le cauchemar que j’avais vécu sur Sirdan et l’enfer du camp de Rangos, tout cela m’avait transformé en une froide machine à tuer, incapable d’éprouver un quelconque sentiment, indifférente à tout excepté sa propre survie… Lorsque j’ai réalisé que je partais pour une mission sans retour, j’ai fait la seule chose qui me laissait encore une possibilité de m’en tirer : j’ai déserté, et j’ai trahi mes compagnons ; les Moog-Saïs les ont tous abattus avant qu’ils ne puissent détruire le spatioport. Pour les barbares, j’étais un lâche, un être méprisable, et pourtant ils m’ont laissé vivre. Une fois encore, le destin a voulu que je poursuive ma longue route de souffrance et de tueries, que je continue à perfectionner mon corps et mon esprit dans la voie du meurtre et de la survie, que j’achève de détruire mon âme humaine pour devenir Sharkey, le squale… »

Aoni observait tristement le Sven ; le visage de Stanley s’effaçait dans la lumière blafarde de l’aube débutante, et seuls les deux cristaux bleuâtres de ses iris se détachaient au milieu de la pâleur froide du petit matin…

— Trois années durant, j’ai vécu aux côtés des Moog-Saïs, ces hybrides de chair et de métal… Ils étaient forts, courageux et cruels ; ils se moquaient de tout ce que prisent habituellement les hommes dans les mondes du centre : l’argent, le bien-être, la beauté… Ils n’avaient peur de rien, ni de la souffrance, ni de la mort, mais ils possédaient un système de valeurs humain, ils glorifiaient les mutilations, adoraient les dieux de la guerre, et croyaient aux démons de la nuit qui emportent les âmes des soldats dans le froid et le vide intersidéral… Moi, je ne respectais aucune valeur, ne glorifiais rien, n’adorais rien, ne croyais en rien ! Moi, je n’avais pas leurs muscles de brutes, leur témérité imbécile qui leur faisait commettre les pires imprudences, ni leur cruauté de barbares… Mais je tuais, je tuais bien plus qu’eux ! Et jamais la mort n’a réussi à m’atteindre ! Moi, ils n’ont pu me comparer à rien, si ce n’est à Sharkey, le squale qui nage dans les mers froides de leur planète comme il nage dans tous les océans de tous les mondes de l’univers, parce qu’il est l’unique, le parfait aboutissement de l’instinct de vie et de mort… Sharkey ! C’est ainsi qu’ils m’ont appelé, et eux qui n’avaient jamais peur, ils ont eu peur de moi !…

« Je vivais dans la tribu de Xor-mâchoire-de-fer, plus large qu’un Oglouk. Il avait une grande épée à deux mains, en Narok ; une des huit épées de légende… Ses hommes prétendaient qu’elle était devenue rouge à force de se tremper dans le sang. Je crois qu’il était le seul à ne pas ressentir cette vague crainte superstitieuse que les autres Moog-Saïs éprouvaient à mon égard. Je me souviens de son visage et de sa voix atroces… Il avait eu le menton arraché et les cordes vocales déchirées par un coup de hache ; une prothèse de métal remplaçait sa mâchoire inférieure, et il parlait à l’aide d’un appareil fixé sur sa poitrine et sur sa gorge. Ça lui donnait une voix synthétique rauque, effrayante. Xor était un formidable chef de guerre…

« J’avais une grande soif de mort, et je suivais tous ceux qui partaient en expédition, sans jamais me reposer sur la planète des barbares. Trois années de batailles incessantes, de pillages, de massacres… Je crois que j’ai tué des hommes de presque toutes les races de l’univers… J’ai même torturé, Aoni, et j’étais un meilleur bourreau que les Moog-Saïs, car moi, je ne cherchais qu’à obtenir des renseignements utiles pour sauver ma peau ; la souffrance des victimes ne m’inspirait ni plaisir, ni dégoût… Je les martyrisais comme l’aurait fait un robot programmé à cette fin…

« Tout cela a duré jusqu’au jour où, sous le commandement de Orth, le fils aîné de Xor-mâchoire-de-fer, la horde de Moog-Saïs avec laquelle j’étais parti en expédition s’est fait piéger sur Magarth-Sikh par les Fabériens. Et là, une nouvelle fois, mon destin a été d’échapper à la mort, pour être recueilli par les Kreels et devenir grâce à eux une machine à tuer encore plus parfaite, un requin encore plus évolué, une œuvre de mort encore plus achevée…

« La suite de mon histoire, tu la connais, Aoni. Pourtant, il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit… Quelque chose qui effrayait si fort les Moog-Saïs qu’ils ont bâti une légende sur mon compte, une légende disant que j’étais un voleur d’âmes… »

Aoni eut très peur à la pensée de ce qu’elle allait entendre ; elle cherchait fébrilement à imaginer quels actes horribles avait bien pu commettre Stanley pour que des êtres aussi durs que les Moog-Saïs aient fini par le considérer comme une espèce de sorcier démoniaque. Elle repensa au suprême chanteur, lorsqu’il tentait de la convaincre de se montrer compréhensive avec le Sven ; le vieil homme semblait ne pas croire lui-même à ce qu’il prêchait, il paraissait redouter confusément quelque chose, quelque chose qu’il avait essayé d’exorciser par l’intermédiaire d’Aoni…

— J’avais besoin d’assouvir mon désir sexuel… Dans chacune des cités que nous avons prises, j’ai violé des femmes des peuples vaincus… Aucune n’essayait de me résister, comme si mon regard avait exercé sur elles le même pouvoir que celui de mon père, ce mystérieux guerrier sans visage, lorsqu’il a envoûté ma mère, il y a trente ans, sur la planète des Svens… Et quand mon corps était apaisé, en chacune de ces femmes je voyais Loreen, mon amour ; et la malédiction était sur moi…

Stanley regarda longuement le soleil qui émergeait de l’océan des arbres et le sang de l’astre qui maculait la forêt d’une grande tache rouge ; cette vision appela en lui le besoin d’un autre sang…

— Il fallait que j’efface ce cauchemar de ma mémoire, Aoni ! Il le fallait… Et engendrer un fils, comme mon père m’avait engendré, moi… Pour qu’il vive le même enfer ? Non ! Je ne le voulais pas… J’avais tué Loreen, alors je devais les tuer, toutes celles qui avaient reçu ma semence, les tuer de la même façon… Comprends-tu, Aoni ? C’est ma malédiction !

Le visage du Sven était totalement exsangue. Près de la fenêtre était accroché un grand couteau de chasse, pour dépouiller le gibier ; Stanley s’en empara, machinalement. Il regardait toujours par la fenêtre mais ne vit même pas le vieil homme noir aux immenses cheveux blancs qui s’avançait vers la maison. Ses yeux étaient absorbés par le soleil rouge qui déversait des flots de lumière sanglante sur Fayano Bundadaya. Et au milieu de cette explosion écarlate, il lui semblait apercevoir le visage de Loreen… Il se retourna doucement et s’approcha de la jeune chanteuse en murmurant :

— Je t’aime, pour toujours…

 

Pendant tout le trajet jusqu’à la maison ovale, Alifu Orombo s’était préparé mentalement à une intervention capable d’arrêter Oniga Charaki. Lorsqu’il ouvrit la porte, le vieillard était prêt à user de toute la puissance de Kotangui, le septième cercle ; il réussit à stopper juste à temps le geste de Stanley, l’immobilisant grâce au pouvoir de son esprit…

Aoni était toujours assise sur le lit, enveloppée dans la fourrure d’ours, paralysée par la peine et la frayeur. Stanley était tombé à genoux, et ses mains crispées sur le coutelas en avaient enfoncé la pointe à travers la peau blanche de son ventre. La lame avait percé ses muscles abdominaux épais et durs ; Alifu Orombo était intervenu juste avant que le Sven ne se déchire les entrailles.

Devant le corps figé de l’étranger, semblable à une statue de marbre blessée, le vieillard comprit qu’en voulant se suicider, Stanley venait de prouver que son âme avait repris le dessus sur le monstrueux instinct du squale ; il avait chassé loin de lui Sharkey, le requin, et la malédiction du blanc vampire, à jamais. Il méritait de nouveau le nom d’homme…

 

*

*  *

 

Aru Barani chemine de son pas lent et posé le long d’un sentier de Fayano Bundadaya. Une brise fraîche chargée de parfums caresse son visage ridé. Le printemps est revenu, et le vieil homme sait que le sous-bois s’est couvert de fleurs-libellules aux immenses corolles mauves, mais il ne peut les voir ; lorsque leur pistil charnu se sera transformé en une petite baie pourpre, à la fin de l’été, leurs longs pétales desséchés seront devenus des ailes végétales agitées par le plus léger souffle d’air, leur tige se brisera, et elles s’envoleront par milliers, emplissant la forêt de leurs myriades aux reflets roses… Mais Aru Barani sera privé de la contemplation de ce spectacle, comme il en est privé chaque été depuis de longues années.

Près de lui trottine Oningu, gambadant sans cesse, poursuivant les fourmis-bulles à l’abdomen gonflé de gaz, translucide et doré, ballottées par les vents printaniers jusqu’au lieu où elles fonderont une nouvelle colonie, courant derrière les papillons géants aux ailes de platine, qui vivent seulement l’espace d’un matin avant que leurs corps ne se brisent comme du verre, et toujours revenant auprès de son grand-père pour le guider à travers les bois. Aru Barani n’a guère besoin d’aide ; les sentiers de Fayano Bundadaya sont gravés dans sa mémoire, et chacune de ses maisons de bois, et les arbres-cités au tronc creux qui semblent toucher le ciel. Pourtant, il pose sa main sur l’épaule de son petit-fils et se laisse conduire.

Oningu a beaucoup grandi, ces derniers temps. A neuf ans et demi, il a une stature comparable à celle des enfants de douze ou treize ans.

« Comme il est précoce, physiquement… songe Aru Barani en sentant l’épaule du jeune garçon contre lui. Mais son esprit est encore plus précoce… Et lorsqu’il aura onze ans, je devrai l’accompagner jusqu’à la ville de pierre pour qu’il devienne un manga, puisqu’ils l’ont choisi le jour du chant… Alors je ne le reverrai plus ; je sens que Jaambé m’appelle à lui et que mon temps ici est compté… Mais je vivrai jusqu’au jour où il franchira le seuil de Faya Nubangui. »

 

Oningu porte encore une coiffure d’enfant, qui lui fait une grosse boule noire et crépue autour de son visage large à la bouche ronde, aux yeux immenses, toujours pensifs…

— Grand-père, je voudrais te poser une question…

— Je t’écoute.

— Eh bien… tu m’as dit un jour que toute la vie du monde venait de Jaambé, et y retournait toujours, se mêlait à lui pour faire quelque chose d’unique…

— C’est ce que je t’ai dit.

— Alors, grand-père, pourquoi vivons-nous ? Pourquoi tout cela, puisque, de toute façon, nous allons revenir au point de départ ?

Aru Barani s’arrête de marcher et se met à rire doucement.

— Mais je ne peux pas te répondre, Oningu… J’en suis incapable ! Tout ce que je t’ai dit, c’était toujours des questions, jamais des réponses ! Je ne peux pas répondre…

— Mais alors…

— Tu sais, Oningu, l’humanité est formée de tas de gens qui ne se posent jamais de questions, qui se contentent d’agir, d’accomplir leur besogne. Chacun fait sa part, et ce qui ressort de tout cela s’appelle une civilisation. C’est cette civilisation, fruit du travail commun, qui nourrit les interrogations de quelques-uns. Comme toi, ils demandent pourquoi, et leurs poèmes demandent pourquoi, et leurs chants demandent pourquoi, et leurs peintures demandent pourquoi, et tout leur corps, tout leur esprit, toute leur âme demandent pourquoi… Mais personne ne répond… Et puis, parfois, viennent des hommes différents, parce que eux savent répondre. Mais on ne les écoute pas, ou on les écoute mal, ou on les oublie vite ; ou, le plus souvent, on déforme ce qu’ils ont dit…

— Y a-t-il beaucoup de ces hommes, grand-père ?

— Oh, à peu près un tous les dix ou vingt siècles… Peut-être moins…

— Si peu ! Alors je n’aurai jamais de réponse à ma question…

— Qui sait ? Notre monde a connu de tels hommes, déjà, et bien des chants parlent d’eux…

— Les Naa-Gundis, grand-père ?

— Oui, les sept pèlerins. Ils sont venus il y a très longtemps, plus que les dix ou vingt siècles dont je t’ai parlé…

— Alors peut-être qu’un homme viendra nous donner les réponses, bientôt !

Un mince sourire éclaire la face plissée d’Aru Barani. Il caresse longuement sa barbe blanche et pointue.

— Ce n’est pas impossible, Oningu… Ce n’est pas impossible…